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Fraude fiscale : la CJUE interrogée sur le cumul des sanctions pénales et fiscales

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Affaires - Pénal des affaires
06/11/2020
La Cour de cassation, dans un arrêt du 21 octobre 2020, a décidé de renvoyer deux questions préjudicielles à la CJUE relatives aux dispositions du droit français qui permettent le cumul de poursuites et de sanctions pénales et fiscales en matière de fraude fiscale.
La Cour de cassation, dans un arrêt du 21 octobre 2020 (Cass. crim., 21 oct. 2020, n° 19-81.929, P+B+I), renvoie deux questions à la Cour de justice de l’Union européenne sur le dispositif français permettant le cumul des sanctions pénales et fiscales en cas de fraude fiscale. Concrètement, elle demande si :
- « L’exigence de clarté et de prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives en matière de TVA due peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale est-elle remplie par des règles nationales ? »
- et « L’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions est-elle remplie par des règles nationales ».
 
Retour sur cette longue décision.
 
En l’espèce, l’administration procède à des opérations de vérifications de comptabilité à l’encontre d’un expert comptable qui exerce en tant qu’entrepreneur individuel. L’administration décide de déposer plainte auprès du procureur de la République contre lui. Elle lui reproche :
- une comptabilité irrégulière ;
- d’avoir souscrit des déclarations de TVA minorées ;
- d’avoir souscrit des déclarations BNC minorées ;
- d’avoir souscrit des déclarations d’ensemble des revenus minorées.
 
L’expert-comptable est finalement convoqué devant le tribunal correctionnel pour fraude fiscale par dissimulation de sommes sujettes à l’impôt et omission d’écritures dans un document comptable. Le tribunal le condamne à 12 mois d’emprisonnement ainsi qu’à la publication de la décision à ses frais.
 
Prévenu, procureur de la République et administration fiscale interjettent appel. Le prévenu dénonce une violation du principe ne bis in idem. Il explique avoir déjà fait l’objet, pour les mêmes faits, d’une procédure de redressement fiscal, ayant donné lieu à l’application de pénalités fiscales définitives et dénonce « la sévérité globale du système répressif ». En vain. La cour d’appel écarte l’application de la règle ne bis in idem, confirme la décision de culpabilité et porte la peine à dix-huit mois d’emprisonnement dont six assortis d’un sursis et mise à l’épreuve.
 
L’expert-comptable décide alors de former un pourvoi en cassation. Il dénonce une méconnaissance de l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux garantissant le principe de ne bis in idem et soutient que les juges n’ont pas justifié leur décision au regard des exigences issues du droit de l’Union concernant l’excessivité des sanctions.
 
La Cour de cassation décide donc de rappeler la règlementation applicable, tant en droit national qu’en droit de l’Union. Puis les confronte.
 
 
Que prévoit le droit national ?
Rappel de la Haute juridiction : l’article 1741 du Code général des impôts, dans sa version applicable au cas d’espèce, incrimine le délit de fraude fiscale. En le combinant à l’article L. 228 et suivants du Livre des procédures fiscales, la Cour affirme que : « sous peines d’irrecevabilité, les poursuites du chef de fraude fiscale ne peuvent être engagées par le ministère public que sur plainte préalable de l’administration fiscale ». Dispositions jugées conformes aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de la séparation des pouvoirs (Cons. constit, 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, v. Constitutionnalité de l'exigence de plainte préalable à l'action publique en matière fiscale, Actualités du droit, 22 juill. 2016).
 
L’article L. 228, modifié par plusieurs lois, prévoit désormais des hypothèses dans lesquelles l’administration fiscale a l’obligation de dénoncer au procureur de la République des faits de fraude fiscale, à savoir : « les faits qu’elle a examinés dans le cadre de son pouvoir de contrôle et qui l’ont conduite à appliquer, sur des droits d’un certain montant, une pénalité fiscale ». Pour les autres faits, l’administration doit déposer plainte après avis conforme de la commission des infractions fiscales. Ces nouvelles dispositions ont également été déclarées conformes à la Constitution (Cons. constit. 27 sept. 2019, n° 2019-804 QPC, v. Verrou de Bercy  : ouverture partielle validée !, Actualités du droit, 1er oct. 2019).
 
Aussi, la Cour de cassation rappelle que l’article 1729 du Code général des impôts, dans sa version applicable au cas d’espèce, détermine que les pénalités fiscales « doivent être considérées comme étant de nature pénale au sens de la Charte, encourues par le contribuable en cas de minorations déclaratives volontaires ».
 
Mais le Conseil constitutionnel a déclaré conforme le cumul des poursuites et sanctions pénales et fiscales à l’occasion de plusieurs décisions (Cons. constit., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC et n° 2016-546 QPC, v. Cumul des pénalités fiscales et des sanctions pénales : le Conseil constitutionnel persiste !, Actualités du droit, 24 juin 2016 ; Cons. constit., 22 juill. 2016, n° 2016-556 QPC et Cons. constit., 23 nov. 2018, n° 2018-745 QPC, v . Défaut ou retard de déclaration : validation (avec réserves) du cumul de sanctions fiscales et pénales, Actualités du droit, 28 nov. 2018).
 
Il a néanmoins émis trois réserves d’interprétation, rappelle la Cour de cassation dans son arrêt du 21 octobre 2020 :
- « un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond ne peut pas être condamné pénalement pour fraude fiscale »  ;
- « l’article 1741 du Code général des impôts qui sanctionne la fraude fiscale ne s’applique qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt, ou d’omissions déclaratives, cette gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention »;
- « si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ».
 
La Haute juridiction a, de son côté, précisé les modalités d’application de ces critères. Sur la gravité, la Cour affirme que « Lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction au regard de l’article 1741 du code général des impôts, et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent le degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. Le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. À défaut d’une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation » (Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067, n° 18-81.040 et n° 18-84.144, v. Nature et répression du délit de blanchiment : la Chambre criminelle répond à d’importantes interrogations, Actualités du droit, 13 sept. 2019 et v. Principe ne bis in idem en matière fiscale : incompétence du juge répressif pour apprécier la validité de la réserve émise par la France, Actualités du droit, 16 sept. 2019). La décision du juge doit être motivée et la Cour de cassation exerce un contrôle de cette motivation.
 
Sur la proportionnalité des sanctions, la Cour de cassation a déjà affirmé que :
- « Lorsque le prévenu justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, le juge pénal n’est tenu de veiller au respect de l’exigence de proportionnalité que s’il prononce une peine de même nature » (Cass. crim., 11 sept. 2019, n° 18-81.067 et n° 18-82.430, v. Principe ne bis in idem en matière fiscale : incompétence du juge répressif pour apprécier la validité de la réserve émise par la France, Actualités du droit, 16 sept. 2019) ;
- « [la] mise en œuvre du principe constitutionnel de proportionnalité [...] s’applique devant le juge qui se prononce en dernier, qu’il soit le juge pénal ou le juge de l’impôt. Il s’en déduit qu’elle n’implique aucune mesure de sursis à statuer devant le juge répressif » (Crim., 29 janvier 2020, pourvoi n° 17-83.577).
 
 
Que prévoit le droit de l’Union ?
La Cour de cassation présente ensuite le droit de l’Union applicable. Elle rappelle que l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit le principe du ne bis in idem. La Cour de justice a affirmé dans un arrêt du 20 mars 2018 (CJUE, 20 mars 2018, C-224-15) que cet article « ne s’oppose pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle des poursuites pénales peuvent être engagées contre une personne pour omission de verser la taxe sur la valeur ajoutée due dans les délais légaux, alors que cette personne s’est déjà vu infliger, pour les mêmes faits, une sanction administrative définitive de nature pénale au sens de cet article 50 ». Conditions :
- la réglementation doit viser un objectif d’intérêt général de nature à justifier ce cumul ;
- la réglementation doit contenir des règles assurant une coordination ;
- et la réglementation doit prévoir des règles « permettant d’assurer que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées soit limitée à ce qui est strictement nécessaire ».
Les juridictions nationales devant s’assurer que le cumul n’est pas excessif au regard de la gravité de l’infraction commise.
 
La Cour de Justice reconnaît qu’une limitation au principe peut donc être apportée que si « elle est nécessaire » et s’il est prévu « des règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un tel cumul de poursuites et de sanctions ».
 
 
Des doutes raisonnables existants
Après avoir détaillé les différentes dispositions applicables, la Cour de cassation décide de « confronter la réglementation nationale aux exigences issues du droit de l’Union ».
 
Dans un premier temps, la Haute juridiction affirme que la réglementation en cause répond à un objectif d’intérêt général justifiant un cumul de poursuites et de sanctions.
 
Mais le demandeur conteste particulièrement la condition de clarté et de prévisibilité du cumul pénal et fiscal. Elle ne serait pas remplie par la réglementation nationale. La Cour de cassation s’interroge. Elle confirme que les articles 1741 et 1729 du Code général des impôts, réprimant les insuffisances volontaires de déclaration d’éléments servant à la détermination de l’assiette de l’impôt et à sa liquidation « définissent avec précision les actes ou manquements susceptibles de faire l’objet de poursuites et de sanctions pénales et fiscales ». Elle rappelle également que ce cumul est limité à certains cas « qui relèvent de ceux les plus graves de dissimulation ou d’omission déclarative frauduleuse ». Ajoutant que « trois critères généraux encadrent cette notion de gravité ».
 
Néanmoins, elle note que « la condition préalable de la gravité des faits de fraude fiscale ne résulte pas uniquement du montant des droits fraudés éludés mais peut également prendre en considération d’autres circonstances tenant à la nature et au contexte des agissements de l’intéressé ». Il existe donc pour la Cour un « doute raisonnable ».
 
Enfin, le demandeur dénonce également des sanctions excessives. La Cour de cassation doit donc « s’interroger au préalable sur le point de savoir si la réglementation française remplit la condition de la proportionnalité du cumul des sanctions pénales et fiscales in abstracto ».
 
La Haute juridiction affirme donc que :
- le droit français limite les poursuites pénales aux infractions présentant une certaine gravité, sanctionnées par une peine d’amende et une peine d’emprisonnement ;
- la faculté de cumuler des sanctions est limitée par l’impossibilité de dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues ;
- mais cette règle ne concerne que les sanctions de même nature : les sanctions pécuniaires.
 
Concrètement, pour la Cour, la réglementation prévoit un contrôle de proportionnalité des sanctions de même nature, et non un contrôle de l’ensemble des sanctions prononcées. Ainsi, « il ne peut être affirmé que l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable ».
 
La Cour décide donc d’interroger la Cour de justice sur ces deux points et de surseoir à statuer jusqu’à sa décision. À suivre.
Source : Actualités du droit